Vous retrouverez ci-dessous un
extrait du livre "Les êtres de la vigne" de
Jean FOYER, antropologue chargé de recherche au CNRS, paru aux
éditions Wild Project en 2024
"Le couple de jeunes vignerons que forment Stéphanie et Vincent Deboutbertin est assez représentatif de cette nouvelle génération de néovignerons pour qui l’écologie ne se limite pas aux questions de productions agricoles, mais constitue une préoccupation quotidienne inscrite dans leur mode de vie. Au début des années 2010, ils sont ingénieurs en région parisienne. Formée à la microbiologie, Stéphanie travaille sur le thème de l’hygiène chez les vaches laitières et Vincent, spécialiste de mécatronique, travaille dans une entreprise d’énergie renouvelable. Si ces emplois ont bien un rapport avec le vivant et l’environnement, c’est depuis la perspective lointaine du travail de bureau. Ils font les vendanges en 2011 chez Cyril Lemoine à Martigné Briand et découvrent un métier passion. Cyril deviendra leur mentor et ils s’installent en 2012 à Faye-d’Anjou selon les principes posés par Marc Angely. Ils se sont installés « plus pour la terre que pour le vin » (2 novembre 2016). Sans se revendiquer explicitement de la biodynamie, ils expliquent qu’ils ont du mal à faire la différence entre cette pratique et le bon sens paysan, qui consiste selon eux à favoriser la biodiversité et à aller vers un modèle de polyculture élevage. Leur objectif est ainsi de diversifier la production en ajoutant des ruches et un atelier moutarde. Un autre objectif est également de devenir de plus en plus autonome en matière alimentaire à travers leur jardin et la production de pommes de terre. Ils se sont passés du tracteur au profit de deux chevaux de trait jusqu’en 2017 et la naissance de leur premier garçon. Ils ont alors acheté un vieux tracteur de 1961 qui correspond à leur goût pour le vieil outillage et leur approche low-tech. Dans une réflexion pour limiter l’usage du plastique et les émissions de carbone, ils visent également à se détacher de plus en plus de la voiture en faisant beaucoup de vélos. Les voisins les appellent ainsi « les petits bio à vélo » (ibid.). Loin de l’écologie idéaliste des néoruraux des années 1970 et de leurs utopies communautaires et/ou paysannes (Hervieu-Léger & Hervieu, 2005), ces jeunes ingénieurs réengagent leur culture technicienne dans des projets de vie très pensés où le professionnel et le personnel se confondent souvent et où l’idéal écologique est un principe structurant. Quand je sors du premier long entretien avec eux en 2016 me vient l’expression « d’ingénieurs défroqués », idée que l’on développera plus tard avec des collègues pour désigner ces ingénieurs déçus par la pratique du métier et qui, souvent suite à une crise de sens, décident de se reconvertir dans la néo-ruralité et l’agro-écologie (Kennedy, Foyer et Léger, 2025) . J’ai rencontré lors de mon terrain plusieurs de ces ingénieurs qui semblent réinvestir et recomposer leur ethos ingénierique dans les praxis agro-écologiques. Tout en étant en rupture très marquée avec la profession d’ingénieurs, ses visions et ses valeurs, ils en conservent certains habitus, sur le plan épistémologique notamment. Ils continuent ainsi à mobiliser la rationalité instrumentale et la pensée calculatoire et modélisatrice, non plus au service de la productivité techno-économique d’une entreprise, mais au service de leur projet familial et écologique. Il ne s’agit pas d’optimiser l’efficacité des outils productifs mais plutôt de diminuer leur impact écologique et de pousser au plus loin la logique de non intervention qui se traduit notamment par la non fertilisation et le non sulfitage des vins qui ne sont au final que des jus de raisins fermentés. La rencontre avec le vivant et ses fluctuations difficilement prévisibles représentent souvent un défi de taille pour ces esprits cartésiens qui peuvent avoir des difficultés à s’ouvrir aux dimensions sensibles et intuitives. Si Vincent continue de lire beaucoup des auteurs alternatifs et des vieux manuels agronomiques, Stéphanie se laisse plus volontiers aller à écouter son ressenti. C’est l’arrivée des chevaux Anatole et Rebecco, dans la lignée des pratiques initiés dans la région par Olivier Cousin, qui a représenté ce choc vis-à-vis du vivant et du temps. « Le travail avec les animaux pousse a développer la sensibilité. La tristesse, tu la caches avec les gens mais pas avec les chevaux. Ils savent quand on a peur. Ca nécessite de désapprendre. En plus, avec un cheval, tu ne peux pas accélérer ». Stéphanie et Vincent ont aujourd’hui trois enfants, militent à la Conf et regrettent un peu le manque de radicalité écologique des jeunes qui s’installent. Ils plantent des arbres et construisent leur maison à côté des prés des chevaux, en écoconstruction il va sans dire, et en limitant l’emprise territoriale qu’elle pourrait avoir. Plutôt que d'être devenus ce que l'on attendait d'eux, à savoir des ingénieurs, agent par excellence de la modernité technico-économique, ces ingénieurs défroqués incarnent une sorte de laboratoire d’autres formes possibles de modernité, un rare exemple de décroissance en acte."
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